Développement durable, développement humain, une contestation du concept libéral de croissance économique.
Les concepts de « croissance », « développement », « développement humain », et « développement durable » sont des termes qu’un usage fréquent a rendus banals. Cependant, cette banalité ne peut manquer d’interroger ! C’est pourquoi il est intéressant d’explorer la place qu’ils occupent dans les différents discours et de situer les débats qu’ils suscitent. En effet, le champ de ces concepts est démesurément vaste et multidimensionnel comprenant ainsi trois « sphères » distinctes:
Ø La biosphère est celle de nos espaces naturels, où toute société humaine puise les ressources et abandonne des déchets.
Ø L ’Economie, où se réalise la production des richesses, et donc la transformation des ressources naturelles en biens ou services ayant une valeur d’usage.
Ø La sphère humaine, ou est représentée l’humanité dans sa conception large tendant vers la quête d’une vie meilleure.
Ce vaste champ en question apparait complexe du fait que les trois dimensions qui l’intègrent sont interdépendantes : à titre d’exemple, la sphère économique prélève dans la biosphère les ressources naturelles dont elle a besoin et rejette par la suite ses déchets, ce qui a des effets sur l’humanité. D’autres part, les dynamiques en action dans chacune de ces sphères n’ont ni les mêmes régulations ni les mêmes échelles de temps, que ce soit le temps de la nature (le temps de la régénération, ou de l’épuisement des ressources non renouvelables.), le temps de l’économie (le temps de la prévision, ou encore le temps de l’humanité. Par ailleurs, ces expressions, nous interpellent sur les « filiations » qui ont pu, à partir du concept le plus ancien, « la croissance », faire émerger les plus récents: le développement, qu’il soit durable ou humain.
En s’opposant par leurs fondements et leurs objectifs au concept initial de croissance économique, cette floraison de termes,(développement, développement humain, développement durable…) s’en exprime donc sous forme de contestation radicale.
Les premières contestations remettent en cause l’existence d’une relation stricto-sensu entre la croissance et l’accroissement du bien-être.
La théorie de François Perroux développée au cours des années 50 fonde son analyse sur les effets de la domination des pays du Nord sur ceux du Sud, de la désarticulation des économies (souvent duales) et de la non couverture des coûts de l’homme (à savoir la non satisfaction des besoins élémentaires) : F Perroux offre la situation d’un "nouveau développement" autocentré et endogène, donnant plus d’importance à l’agriculture.
Cette approche est une des approches qualitative pionnières qui rend compte de la perpétuation sur une longue période de la croissance : Il est ainsi devenu impératif de joindre à l’analyse de la dimension quantitative, l’aspect qualitatif qui comprend aussi bien les changements de structures, de mode de vie, de culture, de libertés, etc.
Par ailleurs, il apparait que le « simplisme » de certaines hypothèses de la pensée Orthodoxe impose leur rejet. A titre d’exemple, les agents économiques ne réagissent pas de façon automatique à la fluctuation des prix. Ils ont les capacités de prévision nécessaires leur permettant de situer leur action dans le futur et d’élaborer des stratégies. Ils ne sont pas non plus des agents égaux par leur taille et leur pouvoir. De ces inégalités naît le pouvoir des plus puissants d’agir asymétriquement sur leur environnement. Le terme de développement, issu de cette contestation, n’est pas seulement l’adjonction du qualitatif au quantitatif, du social à l’économique, il est aussi l’exigence d’une subordination des changements de structures à une promotion de l’Homme. Le terme développement (croissance, changements de structures économiques ou sociales et progrès de l’humain) s’oppose de fait à celui de croissance.
La seconde contestation de l’existence d’une relation stricte entre la croissance et l’augmentation du bien-être est relativement récente, Elle est le fait des travaux d’Amartya Sen. L'introduction des idées proposées par Amartya Sen pour repenser le développement sur des bases plus « humaines » permettent de placer l'être humain au cœur des préoccupations politiques, sociales et économiques. Le principal objectif du développement humain est d'élargir la gamme des choix offerts à la population, qui permettent de rendre le développement plus démocratique et plus participatif. Ces choix doivent comprendre des possibilités d'accéder aux revenus et à l'emploi, à l'éducation et aux soins de santé et à un environnement propre ne présentant pas de danger. L'individu doit également avoir la possibilité de participer pleinement aux décisions de la communauté et de jouir des libertés humaines, économiques et politiques. (PNUD, 1990).Cette définition rejoint celle proposée par Amartya Sen dans son « Nouveau Modèle Economique » et dans l'ensemble de son œuvre.
Les travaux de Sen sont une contestation de la pensée économique Orthodoxe puisque la croissance seule ne semble pas déboucher sur une amélioration du bien-être de chacun et ne permet pas d’expliquer le phénomène de pauvreté. En effet, il conteste les visions réductrices de la pauvreté uniquement fondées sur l’observation du niveau et de l’évolution du revenu par habitant des différents pays. Sa réflexion va l’amener à mettre au cœur du processus de développement l’accroissement des « capacités » de l’individu : un ensemble de libertés réelles qui lui permettent d’exploiter ses capacités et d’orienter son existence.
Ainsi, à coté de la richesse monétaire, ses différents travaux prennent en compte toutes les possibilités économiques, sociales et politiques offertes à l’individu, qui sont directement liées à son état de santé, son niveau d’éducation, son espérance de vie ou encore la possibilité de faire entendre sa voix dans les débats locaux et nationaux. La démocratie devient centrale dans le raisonnement. La question n’est pas de savoir si elle conforte ou non la croissance économique, mais d’affirmer qu’elle relève de la définition même d’un développement qui prend en compte les aspirations de l’individu.
Finalement, contrairement à la grande tradition du XIXème siècle les économistes de la seconde moitié du XXe se sont largement retirés de l’analyse des choix sociaux et de la théorie de la justice. Le souci d’accompagner la démarche théorique de vérifications empiriques a également conduit à privilégier la collecte de statistiques et l’approche quantitative, ce qui explique que la pauvreté ait souvent pu être définie dans les travaux des économistes à partir d’indicateurs simples comme le revenu réel par habitant.
La troisième contestation résulte de la prise en compte de la Biosphère. Tant que la nature se régénère d’elle-même, parée d’une abondance inépuisable, elle n’interroge pas l’économiste : Une ressource naturelle, c’est un bien libre. Il a une valeur d’usage mais pas de valeur d’échange (autre que le coût de son prélèvement).
La contestation résulte du doute porté sur le caractère inépuisable et éternel de la ressource. Les origines de ce doute sont multiples. Nous pouvons nous référer au rapport du Club de Rome, 1972 « The limits to growth », qui constitue la première interrogation de caractère économique sur la question. Elle questionne le rythme de la ponction sur les ressources naturelles non renouvelables, celui de l’accumulation des déchets, de l’accroissement démographique, qui rendent « insoutenable » la croissance rapide du début des années soixante-dix. A travers ce rapport, « croissance » et « développement » s’opposent et s’inscrivent clairement dans les débats entre économistes orthodoxes et hétérodoxes. La croissance au sens des économistes orthodoxes est t’elle vouée a s’achever par l’épuisement de la planète ?
Sources :
-Amartya Sen, Poverty and famines, Clarendon Press, Oxford, 1981.
-Économie et humanisme « Développement humain, développement durable, quoi de neuf ? », N° 360, mars 2002.